LA VÉRITE
Appel à contributions pour le congrès annuel de l’Association Française d’Études Américaines
(Brest 25-28 mai 2011)
Hélène AJI, Le Mans
Pierre GUERLAIN, Paris Ouest Nanterre
Dans les années 1970, Hannah Arendt publie un article intitulé “Lying in Politics” en réaction aux révélations des Pentagon Papers dans lequel elle écrit : “Truthfulness has never been counted among the political virtues and lies have always been regarded as justifiable tools in political dealings.” Machiavel, on le sait, recommandait au Prince le recours à la ruse. La citation d’Arendt invite à dépasser le niveau banal du mensonge en politique et à réfléchir sur le rôle et les responsabilités des intellectuels ou des universitaires dans leur discipline. Pour Arendt, le philosophe ou l’historien ont un devoir de vérité, devoir constitutif de leur activité intellectuelle. Devoir de vérité qui implique l’absence de mensonges et l’inlassable lutte contre l’erreur ; l’erreur étant l’autre contraire de la vérité qui ne saurait être ramenée au mensonge. Toutes les disciplines sont engagées dans des processus permanents de correction, autant qu’elles sont confrontées à une vérité inéluctablement fuyante.
Cette application à des champs divers est frappante. De fait, au même moment, et avec une inspiration similaire, Michel Foucault réfléchit sur la validité du témoignage, et a fortiori de l’aveu quand celui-ci se plie et se déforme au gré de motivations cachées : autour du mémoire de Pierre Rivière, il mobilise une équipe de chercheurs dont le travail, au départ sociologique et juridique, tourne rapidement à l’étude de texte, à la traque dans le repli des phrases et le choix des mots d’une vérité autre que celle qui se dit dans le projet de Rivière et à la surface de sa matérialisation. La vérité émerge parfois aussi comme une valeur attachée à un discours, qui se mesure selon l’adéquation, plus ou moins grande, de ce discours aux conventions qui le régissent : pour Jacques Roubaud, suivant en cela le philosophe et logicien finlandais Jaako Hintikka, la vérité s’établit par rapport au contrat liant les interlocuteurs, en littérature et dans les arts dans le rapport aux conventions génériques.
S’interroger sur la vérité renvoie donc à plusieurs types d’intervention. Chaque chercheur est confronté à l’établissement de la vérité dans sa discipline. En histoire, se développe tout un débat sur la possibilité même d’atteindre à la vérité et sur le côté fictionnel ou non des récits historiques. Le défi postmoderne lancé aux grands récits ou méta-récits a rencontré une défense argumentée des historiens qui ne veulent pas lâcher sur leur devoir de vérité. Ainsi trois historiennes américaines (J. Appleby,M. Jacob et L. Hunt) ont publié en 1994 un ouvrage qu’elles ont intitulé Telling the Truth about History. Chaque discipline face à ce défi doit s’interroger sur les conditions de possibilité de l’établissement de la vérité et sur les conditions de possibilité des progrès de la connaissance. Une réflexion sur la vérité, sur ce plan, apparaît donc comme une réflexion épistémologique à l’intérieur de chaque discipline. La vérité n’est alors pas le contraire du mensonge mais se présente plutôt comme une vérité supérieure qui remplace une vérité partielle.
Dans cette perspective, les catégories de Tzvetan Todorov de “vérité d’adéquation” et “vérité de dévoilement” peuvent s’avérer particulièrement porteuses car elles se complètent. Elles sont d’autant plus opératoires que la réflexion de Todorov embrasse également des œuvres littéraires, notamment des textes fantastiques où l’imaginaire donne à plein dans une dialectique d’instabilité des faits et de quête effrénée de la vérité, d’une factualité stable et définitive qui inéluctablement se dérobe et renvoie le sujet à ses doutes. Comment penser, dès lors, une vérité des discours par-delà une lecture clinique des textes comme symptomatiques d’une subjectivité au travail ? Dynamique, la vérité migre en d’autres lieux, ceux de l’intention, du processus, de l’effet, désertant celui du texte même et forçant l’attention à ses entours. Poésie, roman, théâtre ne peuvent plus se lire, se voir ou s’entendre sans prise en compte de leurs conditions de genèse, de production et d’actualisation.
Le niveau apparemment plus banal de lutte contre le mensonge prend par ailleurs un tour nouveau dans un contexte universitaire ou politique où plagiat et propagande interfèrent avec le travail du penseur. En droit, les interprétations hâtives et douteuses d’un professeur comme John Yoo qui conduisent à une légitimation de la torture posent le problème de la vérité et du rapport entre pouvoir politique et travail universitaire. En sociologie, criminologie ou science politique la concurrence des think tanks et l’arrivée massive de pamphlets présentés comme des travaux universitaires relancent l’interrogation sur la vérité. La pseudo science des créationnistes a ses équivalents en sciences humaines avec la pseudo-sociologie de pundits ou d’experts rémunérés par des organismes ou fondations idéologiques. On peut penser au débat sur The Bell Curve, un livre qui tentait de légitimer scientifiquement le racisme écrit par un universitaire (R. Herrstein) et un journaliste (C. Murray) spécialiste de la pseudo-sociologie de la criminalité. Le combat pour la vérité, qui est aussi un combat pour la qualité du travail universitaire, est parasité par un renforcement de la pseudo-science, de la propagande diffusée par des organismes très bien financés et par un journalisme approximatif qui se nourrit des productions des think tanks. La “lutte pour le cœur et les esprits” que lance la nouvelle propagande officielle appelée public diplomacy a des équivalents structurels dans tous les champs disciplinaires où elle parasite ou contrarie la lutte pour la vérité qui ne s’adresse pas au cœur mais uniquement à la raison. On peut dans ce cadre étudier les nouvelles formes de censure, économique ou politique, qui entravent la recherche de la vérité.
Michael Kammen dans son ouvrage Visual Shock a proposé une histoire des controverses dans le monde de l’art. Il serait possible de faire une histoire des attaques contre la vérité ou des controverses dans chacune des sciences humaines. Certaines controverses sont des controverses de type scientifique dans lesquelles l’établissement de la vérité, c’est-à-dire le combat contre l’erreur, est en cours d’élaboration tandis que d’autres controverses mettent aux prises les travailleurs de la vérité que sont, ou tout au moins devraient être, les universitaires et les propagandistes, spécialistes de marketing ou responsables de la communication de diverses institutions. Quand les lettres et les arts se scindent en écoles, ou encore s’opposent sur le thème du succès commercial ou de la reconnaissance du grand public, quand s’ouvre un conflit entre les tenants de l’accessibilité et ceux de l’hermétisme pour savoir qui d’entre eux détient la vérité esthétique et qui défend une éthique de l’indépendance créatrice, la notion d’imposture entre en jeu et remet en question la définition même de la valeur en art. Du populaire ou de l’intellectuel, qui est dans le vrai ? Cette opposition est-elle même tenable ?
A titre d’exemples d’investigations possibles lors du Congrès de Brest en 2011, on pourrait citer les difficultés de l’établissement de la vérité dans le cas de l’affaire des Rosenberg, des interventions américaines à Cuba, au Viêt-nam ou en Irak, ou la controverse sur les causes de la criminalité urbaine qui accompagne la résurgence du darwinisme social dans l’espace public. Le rôle d’Internet, ses facilités et les possibilités de dévoiement du savoir qu’il rend possible, est un autre champ d’investigation envisageable. Ou encore la place des humanités ou le rôle de l’université dans la quête de la vérité dans un contexte social et politique en évolution. On pourra aussi poser des questions comme : les Cultural Studies ont-elles abandonné la recherche de la vérité, le post-modernisme a-t-il rendu caduc le concept même de vérité, toute démarche scientifique dans l’espace des sciences humaines est elle condamnée à être fictionnelle ? On pourra aussi s’interroger sur le recours à la théorie, aussi indispensable à la quête de la vérité que potentiellement dangereux s’il se fossilise dans l’idéologie et le prêt à penser. La pertinence même de la notion de vérité en littérature et dans les arts, l’instabilité de ses définitions, l’impératif éthique du recours à une vérité feront l’objet des analyses proposées. Ces controverses et ces interrogations mêlent les différents niveaux évoqués plus haut, c’est-à-dire qu’elles montrent l’utilité de la traque du mensonge mais aussi qu’elles invitent à interroger les fondements méthodologiques de tout discours ainsi que les forces sociales, politiques, technologiques, esthétiques et éthiques dont elles sont à la fois les résultantes et les moteurs.
Propositions d’ateliers et/ou de communications conjointement à Hélène Aji et Pierre Guerlain pour le 30 septembre 2010.