Communiqué du bureau de l’AFEA en réponse aux propos du ministre de l’Éducation Nationale sur les universitaires

Le 16 octobre dernier, notre collègue Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie au collège du Bois-d’Aulne de Conflans Sainte Honorine, a été assassiné de la façon la plus atroce qui soit pour avoir enseigné un cours sur la liberté d’expression. Jamais un enseignant n’avait été la cible d’un attentat meurtrier dans l’exercice de sa mission. Devant l’horreur de ce crime sans précédent qui frappe l’enseignement en son cœur, le bureau de l’Association Française d’Études Américaines souhaite exprimer sa plus vive émotion, et réaffirme avec Jean Zay que « les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ». Cet attentat ne vise pas que l’éducation secondaire mais l’enseignement dans son ensemble, car il cherche à détruire l’une de nos missions les plus fondamentales, celle de former des esprits libres et d’en aiguiser le sens critique. En tant qu’enseignants-chercheurs, nous exerçons cette mission auprès de nos étudiant.e.s de premier cycle, mais également dans le cadre de la formation de nos futur.e.s collègues des collèges et lycées, auxquels nous sommes lié.e.s par un engagement et un destin communs. Plus que jamais, nous tenons à leur exprimer toute notre solidarité et à les assurer de tout notre soutien.

La sidération et l’effroi que suscite un tel acte rendent d’autant plus intolérable sa récupération indigne par le ministre de l’Éducation Nationale, qui, le 22 octobre sur Europe 1 et devant le Sénat, a prétendu que l’Université était infiltrée par « des courants islamo-gauchistes très puissants [qui] font des ravages » et qui, dans un entretien au JDD publié le 25 octobre 2020, réitère ces accusations sur fond d’ignorance accablante des théories qu’il cite : « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes du modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation des sociétés qui converge avec le modèle islamique. »

Cette ingérence du ministre de l’EN dans les débats théoriques et les enseignements est d’autant plus stupéfiante que les universitaires ont une ministre, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, dont le silence assourdissant de ces derniers jours est plus qu’inquiétant. On entend d’ailleurs dans les propos de M. Blanquer l’écho délibéré des propos d’Emmanuel Macron qui, d’après Le Monde du 11 juin 2020 avait estimé le monde universitaire « coupable» d’avoir « ethnicisé le débat social en pensant que c’était un bon filon » et accusait les universitaires d’avoir « coupé en deux la République. » Il s’agit donc là d’attaques organisées, du type que l’on attendrait de l’alt right américaine, ou d’un gouvernement d’extrême droite en France, mais certainement pas d’un gouvernement se réclamant d’un esprit républicain.

En tant qu’américanistes, nous souhaitons rappeler au ministre et au président de la République ce que signifie l’intersectionnalité, théorisée par Kimberlé Crenshaw. Il s’agit, aux antipodes de ce que prétendent l’un et l’autre, d’étudier les multiples rapports de domination (rapports de classe, de genre, effets du racisme systémique, etc.). C’est un outil essentiel pour mettre en lumière les discriminations multiples dans une société, y compris lorsqu’elle a pour devise « liberté, égalité, fraternité », la devise n’ayant aucune valeur performative et l’égalité postulée n’étant pas une réalité concrète. C’est parce que l’intersectionnalité vise précisément à déconstruire les identités, à les dé-essentialiser, afin de lutter concrètement contre toutes les inégalités qu’elle offusque Valeurs Actuelles, mais aussi tout gouvernement dont les politiques augmenterait lesdites inégalités.

Les américanistes de l’AFEA, qui ont vocation à étudier le monde américain dans son intégralité et sa complexité, ne se laisseront dicter ni leurs lectures, ni leurs paradigmes théoriques, ni leurs enseignements par quelque gouvernement que ce soit. Les propos visiblement concertés du président Macron et du ministre de l’EN mettent à mal la liberté constitutionnelle qui est celle des universitaires. Il semblerait que le gouvernement actuel s’imagine avoir déjà éliminé ces protections constitutionnelles au moment où il s’attaque, de fait, via la loi de programmation de la recherche (LPR) au statut des enseignants-chercheurs. N’ayant pu venir à bout de leur opposition quasi unanime à son projet, il choisit de les vilipender dans les médias, pratique poujadiste s’il en est.

On appréciera le cynisme d’un gouvernement se prétendant le chantre de la liberté d’expression, et qui, sur fond d’une tragédie qui nous a toutes et tous bouleversés – l’assassinat de Samuel Paty – essaie précisément de museler les universitaires et de faire d’eux des boucs émissaires. Le bureau de l’AFEA continuera de défendre la liberté des enseignants chercheurs américanistes, et au-delà, la liberté d’expression dans notre République, contre toutes les attaques, quelles qu’elles soient.

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