Texte de cadrage

Comité scientifique:
Mathieu Duplay, Hélène Quanquin, et Camille Rouquet.

Dans un célèbre passage de Self-Reliance (1841), Ralph Waldo Emerson oppose deux modalités de l’accès au savoir : l’une, qu’il appelle tuition, privilégie la transmission de modèles canoniques, l’imitation déférente d’autorités que l’on présume inégalables ; l’autre, intuition, se caractérise par la résistance à toute forme de discipline imposée du dehors et met en évidence le pouvoir créateur de la pensée, capable de questionner à tout instant la délimitation traditionnelle des savoirs ainsi que les formes de surveillance et de contrôle qui en tirent leur légitimité.

« A man should learn to detect and watch that gleam of light which flashes across his mind from within, more than the lustre of the firmament of bards and sages ». Quelque tranchée que cette opposition paraisse, on débouche vite sur un paradoxe ; car si l’intuition se rebelle contre tout ce qui limite de l’extérieur la liberté de pensée et d’action, c’est au nom de l’obéissance à un principe supérieur de vérité et de justice qui dépossède l’individu de son libre-arbitre et lui impose de se plier à une discipline infiniment plus rigoureuse que toutes celles qu’il récuse—« We lie in the lap of an immense intelligence, which makes us receivers of its truth and organs of its activity. When we discern justice, when we discern truth, we do nothing of ourselves, but allow a passage to its beams. »

Les successeurs d’Emerson ont vite perçu la portée de ce discours qui dessine quelques-unes des principales figures américaines de la discipline et de l’indiscipline, sous une forme qui nous reste familière même si ces termes revêtent des connotations nouvelles à l’heure où l’essor de la société́ de surveillance incite à réfléchir sur les modalités du pouvoir disciplinaire. Les répercussions politiques du propos émersonien sont considérables ; on pense par exemple à Thoreau et au concept de désobéissance civile, formulé en 1849 dans le contexte du combat abolitionniste et repris depuis lors par de nombreux mouvements de résistance (dans le cadre du Civil Rights Movement, au plus fort de la lutte contre le sida dans les années 1980 et 1990, dans la montée, au même moment, du graffiti comme art politique, ou plus récemment chez les activistes de Black Lives Matter).

Cela dit, la question de la discipline et de l’indiscipline engage aussi des enjeux d’ordre esthétique et épistémologique. Explicitement pensée par Emerson en rapport avec la création artistique, la rupture délibérée avec les modèles dominants et la quête d’une vérité supérieure sont l’un des moteurs de l’activité littéraire et se retrouvent dans de nombreux autres domaines de la culture, notamment lorsque se pose la question de l’avant-garde. Implicitement, ce discours esquisse une pensée de l’histoire littéraire et culturelle dont le déroulement n’est ni continu, ni linéaire, puisqu’il ne cesse de s’interrompre afin de permettre un retour à la source de tout savoir et de toute création ; on est dès lors amené.e à s’interroger sur la manière dont chaque présent cherche à se situer dans une temporalité historique élargie dès lors qu’il fait de l’indiscipline l’un de ses idéaux. En dernière analyse, la réflexion sur la discipline et l’indiscipline engage un rapport à l’interprétation et au savoir ainsi qu’à sa transmission : le vocable émersonien de tuition est emprunté à dessein au lexique de l’enseignement, et la mise en cause de ce qui se transmet du maître au disciple interroge aussi la délimitation des champs disciplinaires ainsi que leur formalisation institutionnelle, sans oublier les formes de contrôle plus ou moins autoritaire auxquelles elle donne naissance. Les disciplines imposent une discipline qui leur est propre, on le sait notamment grâce aux analyses de Michel Foucault sur les liens entre pouvoir disciplinaire et création de savoirs. De ce point de vue, on pourra s’interroger sur la façon dont des disciplines se sont historiquement structurées aux États-Unis (l’histoire et la littérature, mais également l’histoire des femmes dont l’institutionnalisation s’est opérée, non pas sous l’impulsion des universités, mais depuis ce que Julie Des Jardins appelle les « périphéries sociales et professionnelles », ou encore à la dichotomie entre l’histoire de l’art et les études visuelles, qui revendiquent l’intégration des cultures dites « populaires » au champ universitaire depuis les années 90). De même, on s’interrogera sur les disciplines qui composent les études américaines en France et au-delà̀, mais aussi sur leurs possibles croisements, voire sur leur dépassement à travers les notions d’extra-disciplinarité ou d’« interdiscipline » (Julie Thompson Klein) qui mêlent de plus en plus le visuel et le textuel. Ceci invitera des questionnements sur les hiérarchies disciplinaires et sur les objets visuels tantôt vus comme des illustrations, comme des supports, ou comme des sujets.

On n’oubliera pas pour autant que le raisonnement d’Emerson esquisse lui aussi un modèle susceptible à son tour d’être remis en cause de diverses manières ; on pensera par exemple à la notion d’infrapolitique, à laquelle la Revue Française d’Études Américaines a consacré un dossier en 2012, à la résistance « discrète » qui fait le choix de la minoration plutôt que de la rébellion frontale et tonitruante à l’ordre dominant ; on en trouve un exemple littéraire dans l’œuvre d’Emily Dickinson, qui se coule en apparence dans des moules traditionnels pour mieux déjouer de l’intérieur la logique autoritaire à laquelle ils sont associés. On peut aussi songer à ce qu’Eric Foner nomme le « concept abolitionniste », celui d’une résistance depuis les marges, vue comme une position assumée et non imposée. Il sera également possible de s’interroger sur la circulation des idées et des pratiques « résistantes » à travers les lieux et les temps, ainsi que sur les tensions inhérentes à la figure du ou de la scholar-activist qu’incarnent W.E.B. Du Bois ou Susan B. Anthony.

Car se poser la question des disciplines et des indisciplines nous amène inévitablement à nous interroger sur notre positionnement dans l’institution, sur notre rapport aux normes et aux injonctions subies et que nous nous imposons.