CADRAGE AFEA 2017
The Pursuit of Happiness/ La recherche du bonheur
Jocelyn Dupont, Marie-Jeanne Rossignol, François Specq
Les collègues souhaitant proposer un atelier pour ce congrès sont invités à soumettre leurs propositions sous la forme d’un texte de cadrage en français et en anglais qu’ils pourront envoyer aux organisateurs avant le mardi 20 septembre :
–Marie-Jeanne Rossignol
–François Specq
–Jocelyn Dupont
(cliquer sur les noms pour envoyer les propositions d’atelier par email)
(Téléchargeable en format Pdf ici)
Fondement de l’éthos américain, droit inaliénable affirmé dès les premières lignes de la déclaration d’Indépendance, la recherche du bonheur invite à penser l’individu comme étant naturellement orienté vers la félicité. Les réalités socio historiques et environnementales des ÉtatsUnis, aujourd’hui peut-être plus que jamais, semblent cependant démontrer les limites d’une telle invitation au voyage vers un « bonheur » dont les modalités, quoiqu’apparemment universelles, restent bien incertaines.
Si la quête du bonheur individuel manque souvent d’aboutir, le cinéma américain, depuis l’orée du XXe siècle, a toutefois permis de projeter cette aspiration à la recherche du bonheur de manière collective sur les écrans géants des salles obscures. Cherchant en permanence à guider le public sur cette voie, l’ « usine à rêves » du septième art américain incarne incontestablement la promesse fantasmagorique, sans cesse renouvelée, d’une quête de la félicité, de l’âge d’or des studios à nos jours. Il n’est que de songer à Charlot, de toute évidence le premier personnage véritablement mythique du cinéma : malmené, balloté par les aléas et l’adversité, il n’en est pas moins sans cesse mû par une recherche du bonheur si inaliénable qu’elle en signe l’éternel optimisme, garantissant ainsi l’universalité du personnage et de ses idéaux.
Au-delà de cette figure emblématique imaginée par Chaplin, la tradition comique du cinéma américain nous invite à considérer les textes filmiques classiques comme autant d’injonctions à ne jamais renoncer à la quête d’une plénitude heureuse. Le philosophe Stanley Cavell, avec son ouvrage essentiel Pursuits of Happiness : The Hollywood Comedy of Remarriage (Harvard University Press, 1981) n’a-t-il pas justement su rapprocher la comédie du remariage du paradigme si profondément américain de cette quête du bonheur ? Au-delà du seul genre de la comédie et de ses maintes déclinaisons, la convention du happy ending est devenue si omniprésente à travers les différents genres et modes du cinéma que le bonheur semble jouer le rôle d’horizon d’attente actualisable pour tout le cinéma américain, au moins dans sa forme classique.
Plus encore qu’une destination et une fin, la poursuite du bonheur peut toutefois s’entendre aussi comme une quête, principe dynamique et vecteur d’un rêve ancestral. Ainsi les protagonistes d’Easy Rider (1969), pourtant emblèmes d’une contestation farouche au cœur de la contre-culture des années 60, sont-ils eux aussi lancés, dans le sillage de Kerouac et des écrivains beat, à la poursuite d’un bonheur dans lequel il ne serait pas faux de voir une certaine modalité du « rêve américain » – locution si galvaudée qu’elle en est presque devenue vide de sens, mais pourtant aussi et profondément attachée à l’idée d’un bonheur à trouver… et donc à poursuivre.
Pourtant, dès les origines politiques de la nation, tous les Américains, comme on le sait, ne furent pas invités à participer à cette quête également. Les philosophes des Lumières avaient placé le « bonheur » (ou la « félicité ») au cœur des préoccupations politiques : à travers de bonnes constitutions, les gouvernants devaient assurer « la félicité publique », ou « le bonheur des citoyens », « des nations », ou « des peuples », et même « du genre humain ». Ainsi pour Thomas Jefferson, parmi les droits inaliénables de l’humanité énumérés dans la déclaration d’Indépendance figuraient en bonne place « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », aux côtés de l’égalité ; mais dès 1776, cette quête était bien plus ardue pour les esclaves, par exemple, et bientôt tous les Noirs, même libres… Esclave en fuite, William Wells Brown raconte dans son récit de 1847 avoir voulu atteindre le Canada, nouveau « pays de la liberté » où l’on pouvait enfin échapper aux « Democratic whips » : l’Amérique ne lui permettait pas la « recherche du bonheur » à travers la jouissance de ses droits d’Américain. Esclaves, Noirs victimes de la ségrégation après la guerre de Sécession, femmes, homosexuels, immigrants et ouvriers… : différentes catégories d’Américains se sont battues depuis pour conquérir un certain « bonheur » politique, des droits égaux, et donner ainsi vie aux idéaux de la déclaration d’Indépendance.
Cependant, entre incarcération de masse et meurtres gratuits de citoyens noirs, appauvrissement et éviction systématique des plus défavorisés, certains observateurs contemporains, comme l’avocate et militante des droits civiques Michelle Alexander (The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, 2012), ou le sociologue Matthew Desmond (Evicted : Poverty and Profit in an American City, 2016) rappellent, preuve à l’appui, que des segments importants de la population américaine (en particulier les pauvres) n’ont toujours pas accès à la « recherche du bonheur ». Un des objectifs de ce congrès sera donc d’interroger l’actualité de cette promesse politique américaine, comme de l’inscrire dans l’histoire, et d’en examiner la pertinence : l’accroissement des inégalités et la montée des populismes rendent-ils plus que jamais inatteignables aux États-Unis la réalisation du bonheur commun aussi bien que de l’épanouissement privé ? La question du bonheur, et de sa recherche, permet sans conteste d’éclairer l’engagement des groupes et mouvements qui luttent, et ont lutté, pour les droits des femmes, des immigrants, des homosexuels ou des minorités : chacun pense, en particulier, au texte de la « Declaration of Sentiments and Resolutions » de la convention des droits des femmes de Seneca Falls, lu en juillet 1848 par Elizabeth Cady Stanton, et qui rappelle les droits de la déclaration d’Indépendance, dont « the pursuit of happiness ».
De son côté, la littérature américaine a-t-elle embrassé cette injonction politique fondatrice à chercher et concrétiser le bonheur ? Ou bien l’a-t-elle plutôt rejetée ou à tout le moins compliquée ? Les textes, devenus canoniques, de la littérature promotionnelle, de la « Cité sur la colline » ou de l’Autobiographie de Benjamin Franklin, par-delà leurs profondes différences de finalité et de tonalité, sembleraient accréditer l’idée que la poursuite du bonheur promue par les Founding Fathers venait simplement couronner une aspiration co-extensive à l’expérience américaine. Pourtant, très vite, la littérature des États-Unis semble avoir basculé du côté d’une profonde et lancinante interrogation de ce qui faisait figure de devise nationale. De Charles Brockden Brown à Herman Melville et Emily Dickinson en passant par James Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne ou Edgar Allan Poe, ne s’agissait-il pas d’explorer les territoires d’un bonheur introuvable ou impossible ? D’un abîme infini ? Cette frénésie d’inquiétude traverse aussi ces textes transcendantalistes parfois trop vite accusés d’optimisme naïf, inconscients qu’ils seraient des ombres de l’existence.
Sans doute n’y a-t-il pas – n’y a-t-il jamais eu – d’auteurs solaires faisant figure de simples célébrants, ni d’auteurs dont la noirceur aurait fait deuil de tout sens du bonheur. La littérature, les arts plus largement, semblent plutôt voués à se situer dans un entre-deux, une zone de clair-obscur interrogeant, complexifiant, reformulant le « mythe national ». Interrogées, mises en question, par exemple, l’idée que la conquête territoriale serait le sésame du bonheur de la nation (dans les romans de Willa Cather par exemple), celle que la trajectoire historique de ce pays nouveau et neuf garantirait à tous indifféremment la poursuite du bonheur (ce que contredit Harriet Beecher Stowe dans Uncle Tom’s Cabin), ou celle que la technologie pourrait sublimer la puissance matérielle en accomplissement spirituel (The Education of Henry Adams par exemple). Existe-t-il des mots, des images, qui saisissent un bonheur sans ombre, né des joies simples des étés à Coney Island ou de l’ivresse des grands espaces ? Est-il même possible de voir dans la tradition du nature writing cette célébration non-térébrante que ses détracteurs y voient ? S’agirait-il plutôt, en conjurant les périls apocalyptiques et les frissons post-apocalyptiques (qu’ils soient produits par l’anticipation d’un enfer écologique ou par la terreur du 11 septembre), de ranimer l’antique et vacillante flamme, le bonheur enfui ? Existe-il un bonheur qui ne soit enfui sitôt saisi et que, pour autant, on ne puisse poursuivre à nouveau ? Sous les vertiges postmodernes d’un Pynchon ou d’un De Lillo, dans l’humour parodique et le rire sardonique, se dit aussi peut-être une inquiétude plus frontale – moins historique qu’existentielle – face à l’impossible ou incertaine quête du bonheur.
A partir de la seconde moitié du XXe siècle, la société télévisuelle, du spectacle et de l’entertainment triomphants, allait également altérer de façon très significative la dynamique de la poursuite du bonheur. Soudain, grâce au miracle de la prospérité économique canalisé par les médias de masse et surtout par la télévision, le bonheur pouvait s’immiscer dans les foyers, à portée de télécommande, entre deux épisodes d’un soap opera, au creux d’une page publicitaire ou bien sur le plateau d’un jeu télévisé. Le cinéma de Todd Haynes (Far from Heaven, Carol) ou la série télévisée Mad Men ont particulièrement bien su révéler la nature illusoire de ce mirage d’une plénitude personnelle qui passerait par le bien-être matériel dans une Amérique trop parfaite pour être honnête. Dans une perspective plus contemporaine, Requiem for a Dream de Darren Aronofsky (2001) dénonçait la vacuité mortifère de l’addiction morbide au spectacle du bonheur télévisuel. Il n’en demeure pas moins incontestable que capitalisme et recherche du bonheur font bon ménage à l’intérieur des tubes cathodiques, devenus depuis numériques.
On pourra ainsi s’intéresser, d’une part, à la manière dont la société de l’hyperconsommation et les médias ont fait évoluer la rhétorique du bonheur, réduisant le plus souvent sa quête aux deux termes-clés de « wealth and fame », c’est-à-dire à l’assouvissement d’un désir d’acquisition matérielle ou aux « quinze minutes de célébrité » prédites par Warhol, voire à une étrange alliance entre les deux – on songe notamment aux émissions de télé-réalité, aux talk shows cathartiques ou autres épiphanies cathodiques – plutôt qu’à une plénitude spirituelle et existentielle. D’autre part, on pourra aussi se demander si les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et les nouvelles communautés d’individus qui coexistent sur la toile de l’Internet permettent d’ouvrir de nouvelles voies vers le bonheur. S’il est désormais envisageable que Google puisse « résoudre la mort » (Can Google solve Death ? Editorial de
Time Magazine du 30 septembre 2013), peut-on penser que ces mêmes géants de notre monde virtuel pourront un jour faire aboutir la quête du bonheur ? Si le post-humanisme promu par certains de ces acteurs semble brandir la promesse d’une réalité augmentée, celle-ci augmentera-t-elle pour autant le coefficient de bonheur de nos vies ? A l’inverse, le bonheur pourrait-il être plus accessible au travers d’une « réalité diminuée », celle d’un retour à des formes d’existence plus simples, plus humbles, à l’instar de celles promues par le courant de l’écocritique et incarnées, entre autres, par les écrits de Gary Snyder ou par ceux de Jim Harrison, promouvant un art de vivre épicurien au ralenti plutôt qu’une course effrénée vers l’avant ? Que reste-t-il alors des mythes fondateurs ? Que peut-il en rester ? La quête du bonheur n’aura-t-elle été qu’un universel brandi en guise de fondement et projet fédérateur – qui pourrait, vraiment, sérieusement, dire qu’il est contre la quête du bonheur ? – mais trop « facile », trop « simple » et simultanément trop complexe ? Aura-t-elle été, telle l’idée de liberté éclairant le monde, une puissance héroïque, utopique, prométhéenne, mais condamnée à se replier en rétrospective vision épiméthéenne ? La quête du bonheur guide-t-elle le monde ? Le leurre-t-elle au contraire ? Peut-elle encore faire office de mot d’ordre, de rêve, de désir, peut-elle être ranimée, ravivée ou reformulée pour les temps à venir, ou bien est-elle irrémédiablement partie rejoindre le cimetière des illusions ?