Texte de cadrage et appel à propositions d’atelier

Responsables scientifiques : Sylvie Bauer, Serge Chauvin, Donna Kesselman

Les propositions d’atelier sont à envoyer aux trois organisateurs pour le 20 septembre 2013
Publication des ateliers : 7 octobre
Les propositions de communication sont à envoyer aux responsables d’ateliers pour le 7 novembre (les adresses mails seront données dans les descriptions d’atelier).

En 1941, Henry Luce, rédacteur en chef de Time Magazine, prédisait l’avènement du « Siècle américain ». La jeune superpuissance semble lui donner raison, lorsque, dans l’après-guerre, elle impose au monde occidental sa domination politique, économique et culturelle. Par le biais des American Studies, une partie du monde universitaire donne corps à cette reconnaissance d’une spécificité culturelle américaine, qu’elle théorise et dont elle trouve les fondements dans la Déclaration d’Indépendance et dans la République américaine depuis ses origines. La question du modèle est alors avant tout politique, même si elle se réalise essentiellement par l’imposition d’une hégémonie économique à partir de la seconde moitié du vingtième siècle grâce à des armes puissantes : le nucléaire, le dollar, Hollywood qui vont de pair avec une posture résolument morale.

Or le rapport au modèle s’articule au besoin de s’émanciper du/des modèle(s) importé(s) d’Europe pendant la colonisation du Nouveau Monde. En témoignent d’abord la tentative puritaine de substituer à la stratification généalogique de l’Ancien Monde une typologie anhistorique (au sens de l’exégèse biblique), opposant à un modèle historique un modèle « théologique » et jouant, déjà, l’espace (de la terre promise) contre le temps (de l’Histoire et de ses errements), puis une littérature et une philosophie en quête d’une identité proprement américaine. L’idée d’indépendance par rapport au modèle européen se fraye un chemin, parfois escarpé, dès le dix-huitième siècle, dans les textes de Charles Brockden Brown, par exemple, où le désir de faire peau neuve le dispute aux références uniquement européennes. On pense à Wieland, roman dans lequel le mythe d’un paradis en vase clos, ignorant des transformations qui s’opèrent, tourne à la catastrophe et au constat d’échec marqué par le retour de son héroïne en Europe. Mais la déclaration d’indépendance intellectuelle, jusqu’alors balbutiante, trouve ses voix au dix-neuvième siècle et Emerson s’en fait le porte-parole éloquent, appelant à un renouveau de la pensée et des arts, à l’affirmation du besoin de se construire, en tant que sujets et que nation, par le biais d’un esprit en mouvement, dégagé de tout schéma préconçu, de tout modèle tenu pour vrai, transposant dans le champ intellectuel l’image de la terre vierge, sur le mode de la tabula rasa, voire de la page blanche. « We have listened too long to the courtly muses of Europe », écrit-il dans The American Scholar. Il ajoute : « We will walk on our own feet; we will work with our own hands; we will speak our own minds. » Credo universel, il n’en marque pas moins une volonté d’émancipation face à tout modèle imposé, ce qui n’est pas exempt de paradoxes dans la mesure où l’écart se fait dans le rapport au modèle, et où la philosophie comme la littérature américaines se nourrissent de ce qu’elles connaissent. Traiter du modèle demande alors sans doute de poser la question de l’articulation avec l’autre de ce modèle : articulation de l’émergence d’un modèle qui se veut proprement américain avec ceux qui l’ont malgré tout engendré, mais aussi articulation de ce nouveau modèle qui fait retour et s’impose, par le biais de l’hégémonie culturelle, politique et économique, voire juridique – extraterritorialité des droits – dans une forme de colonisation autre, à rebours de la colonisation du Nouveau Monde. Sur le plan politique, social et juridique comme dans le domaine des arts et des lettres, peut-on dégager des schémas d’évolution récurrents ?

Si les États-Unis ont été volontiers perçus par l’Ancien Monde comme porteurs d’une modernité régénératrice, celle-ci peut aussi bien prendre la forme dominante de l’innovation technologique que de propositions esthétiques d’avant-garde (de « l’âge du roman américain » à la prééminence de mouvements américains – expressionnisme abstrait, pop art – sur le marché de l’art depuis les années 1950). Par ailleurs, il peut s’agir de réhabiliter une culture de masse économiquement triomphante mais méprisée par les « élites » culturelles, comme l’indique la réception française du cinéma hollywoodien (de Louis Delluc opposant Hollywood au cinéma français aux surréalistes célébrant la poésie naïve du serial, et bien sûr jusqu’à la politique des auteurs ou à la défense du cinéma de genre).

Dans le domaine de la littérature, on pourrait examiner la manière dont l’hypothèse d’un modèle n’en finit pas de faire question, en lien étroit avec la recherche d’une identité singulière. Qu’elle soit ouvertement le thème de certains écrits (Emerson, Whitman, James) ou qu’elle navigue dans les eaux troubles et ambiguës d’une nostalgie éperdue pour l’Ancien Monde (on pense au Poe d’Arthur Gordon Pym of Nantucket), qu’elle dessine les contours d’une émancipation revendiquée ou porte un regard tendre et amusé sur l’Europe (on pense au Twain de Huckleberry Finn et de Innocents Abroad), qu’elle embrasse les clichés, les subvertisse ou leur donne un nouveau souffle (Colson Whitehead, Percival Everett), la littérature américaine interroge les figures du familier, dans lesquelles l’évidence du modèle se trouve souvent mise à mal. On pourra aussi s’interroger sur le rapport de l’écriture au modèle, dans la recherche, par exemple, de formes inédites, dans un travail sur la langue qui vise souvent à exhiber les modèles pour mieux les contourner, voire les détourner. Enfin, on pourrait étudier la manière dont les réseaux intertextuels contribuent à entretenir la relation étroite qui existe entre les différentes représentations de modèles et l’écriture. Peut-être pourrait-on alors suggérer que le modèle n’existe qu’en résonance et pose, en fin de compte, la question de l’autre et de la constitution du sujet.

Le cinéma américain est au demeurant emblématique de ce rapport ambivalent et dialectique aux modèles : système industriel de production de masse, il est tour à tour envié pour son efficacité et son professionnalisme et vilipendé pour son hégémonisme. Souvent perçu comme instrument et symbole d’un impérialisme économique et culturel, il obéit pourtant moins à des impératifs géopolitiques qu’à sa logique interne. Si Hollywood a pratiqué la « propagande par les rêves », c’est au nom d’une conception consensuelle et universaliste d’un art populaire. D’ailleurs, bien des cinéphiles ont tenté de concilier opposition à la politique de Washington et admiration esthétique pour le cinéma américain dont ils privilégiaient volontiers le potentiel de dissension. En outre, non seulement celui-ci est pour l’essentiel un rêve et une création d’immigrants récents, mais il n’a cessé d’osciller entre invention d’une identité américaine et obsession nostalgique et ambiguë de l’Ancien Monde (voir son rapport de fascination/répulsion pour l’Angleterre et la France). Surtout, le cinéma américain se pose d’emblée (Griffith se réclamant de Dickens et Shakespeare) comme héritier des grandes formes artistiques européennes : roman victorien, théâtre et opéra, peinture d’histoire…, qu’il entend donc supplanter et perpétuer tout à la fois. Enfin, Hollywood se caractérise par sa capacité d’intégration qui vise à absorber non seulement les artistes et les formes, mais les récits et les formes du monde tout entier.

Qu’est-ce alors qu’un modèle ? Et comment articuler le rapport au « Modèle américain », dont l’influence, tout à la fois évidente et diffuse, lui a donné la valeur d’un lieu commun si souvent énoncé que son emprise reconnue, et si souvent dénoncée, finit par sembler naturelle et inéluctable, quoi qu’en disent les mouvement altermondialistes ou les acteurs d’Occupy ? La théorie du modèle, empruntée aux outils de modélisation des mathématiques et sciences dures, commence à imprégner le champ des sciences sociales après la Deuxième Guerre mondiale. Inversement, le champ politique s’en inspire, aboutissant à la Guerre Froide par exemple dont le binarisme s’inspire de la théorie des jeux et s’ancre dans la théorie de la rationalité issue de l’École de Chicago. Mais des contextes diversifiés et fluctuants poussent sans cesse à remettre en cause cette vision d’un modèle stable fondé sur une idéologie d’exceptionnalisme. On peut donc s’interroger sur les différents modes d’action et de représentation du modèle, tel qu’il façonne une partie du monde et des relations politiques, culturelles et économiques qui le régissent. On peut aussi se poser la question du rapport éventuel avec des contre-modèles, dans un contexte de normalisation où l’idée même de modèle américain est devenue un cliché. L’imprégnation de la langue et l’intégration du modèle posent alors la question de la mise en cohérence entre des stéréotypes cultivés par les pouvoirs politiques et les médias et une réalité complexe et mouvante. Par qui et pourquoi les stéréotypes sont-ils conçus et entretenus ? Comment façonnent-ils la société américaine et son rapport au reste du monde ? Comment, inversement, les clichés sont-ils déjoués, retournés, revitalisés, dans la langue, dans la littérature, le cinéma, les arts visuels, dans tout le champ culturel des États-Unis et dans les effets de miroir ou de résonances portés ailleurs ?

La question du contre-modèle se pose de façon aiguë et répétée de part et d’autre de l’Atlantique : tout en s’opposant au modèle dominant (hérité de l’Ancien Monde ou imposé par le Nouveau), il porte volontiers la promesse d’une Amérique plus authentique. L’émergence d’un idiome américain (contre-modèle linguistique), porté par des voix singulières, démotiques et vernaculaires dans la littérature américaine du dix-neuvième siècle (Whitman, Huckleberry Finn), affirmant à la fois un sujet autonome et une nation, s’accompagne souvent de la revendication d’un indigénisme fantasmé (le « barbaric yawp » de Whitman, natif de « Mannahatta »). L’invocation de la figure tutélaire du Peau-Rouge, d’autant plus idéalisé qu’il semble voué à l’extinction, nourrit la revendication d’un modèle autochtone, qui paradoxalement va aussi séduire un lectorat européen (Chateaubriand, Balzac s’inspirant de Fenimore Cooper pour Les Chouans). Par la suite, le reste du monde va fréquemment, contre « l’impérialisme yankee », célébrer et adopter les opprimés et les vaincus de l’Histoire (Amérindiens, Afro-Américains… voire Sudistes) ou les marges et contre-cultures politiques, sociales et esthétiques (Wobblies, hoboes, Beat Generation, hippies, musiciens de jazz ou de rock, cinéastes de série B). Mais ce mouvement s’opère également au sein même de la culture américaine, esquissant une contre-histoire de l’Amérique, chez les penseurs et les historiens (Howard Zinn…) comme chez les écrivains (Pynchon) en passant par les commentateurs culturels (la « old, weird America » de Greil Marcus) et les satiristes (Michael Moore). Or, là comme ailleurs, cette réécriture du passé par l’assomption de contre-modèles se fait au nom d’une vision idéale de l’Amérique, promesse constamment déçue (la « jérémiade américaine ») mais toujours à advenir.

Aujourd’hui, la question du rapport au modèle se pose alors que les références communes se trouvent mises à mal, déstabilisées par une nouvelle donne mondiale. À l’heure de la mondialisation et de l’effacement des singularités culturelles et économiques surgissent, de manière souvent violente, des événements qui affectent le modèle à l’échelle mondiale. On pourrait citer les crises d’envergure internationale ; crise financière qui rappelle, si besoin en était, la fragilité du mythe du rêve américain ; crise politique dont témoigne la campagne présidentielle où s’affrontent des conceptions radicalement opposées qui se revendiquent toutes deux du modèle fondateur, crise identitaire qui n’en finit pas de se poser treize ans après les attentats du 11 septembre et qui remet en cause l’immunité face au terrorisme international.

La question du modèle se pose enfin dans notre pratique même de chercheurs travaillant sur les États Unis. Dans quelle mesure notre perception de ce pays est-elle modelée à l’aune de la puissance de représentations ancrées dans l’imaginaire et la mémoire collectifs, mémoire filtrée par des repères théoriques souvent exportés, malgré tout ? La question du modèle et des contre-modèles se pose alors dans l’effet de balancier construit sur des projections qui interagissent au-delà et en complément de la réalité politique, économique et culturelle. En d’autres termes, comment le discours critique se construit-il lorsque le modèle continue à se nourrir d’échanges, instaurant par là une tension et une complémentarité entre modèle rêvé et modèle performatif ?