NB: Les propositions d’atelier peuvent être envoyées aux organisateurs scientifiques jusqu’au 29 septembre
D’entrée de jeu, l’héritage est un terme singulier qui recouvre une
pluralité de valeurs : tantôt il désigne le bien transmis, tantôt l’acte
de donner ou de recevoir en héritage. Qui plus est, le capital transmis
est soit matériel, soit symbolique comme dans le cas du patrimoine
culturel, notion qui englobe les traditions ancestrales, les us et
coutumes, les valeurs spirituelles, idéologiques et culturelles d’un
peuple. Or, la transmission du patrimoine, au propre ou au figuré, donne
lieu à des différends ou des détournements sans fin. L’héritage en
partage, au double sens du terme, le patrimoine commun qui ne cesse de
diviser héritiers et prétendants, ne se transmet qu’au prix de
mutations; il peut être dévoyé, capté, subverti. De ce point de vue, le
cas des Etats-Unis semble exemplaire. De même que la question du « canon
» divise la critique littéraire, de même la mémoire collective – ce qui
survit dans les esprits ou mérite d’être commémoré – soulève de vifs
débats entre historiens. Héritage/héritages aux Etats-Unis : cette
question qui recouvre une multitude d’aspects servira de fil conducteur
à notre présentation. Nous nous bornerons à esquisser quelques pistes de
réflexion, dans l’attente de vos propositions.
L’implantation d’une colonie à Jamestown en Virginie (1607), suivie de
la fondation de la Massachussetts Bay Colony par les Pères pèlerins, ont
l’une et l’autre marqué de leur empreinte l’histoire de la future nation
: tandis que la Nouvelle Angleterre transmet à la postérité le mythe de
la Terre promise et du « nouveau peuple élu », le Sud, pour sa part,
lègue l’institution de l’esclavage. Cet héritage composite, source
d’antagonismes entre le Sud et le Nord, au point de mettre en péril
l’unité de la nation, perdure jusqu’à ce jour ; le traumatisme de la
Guerre de Sécession a laissé de profondes séquelles.
La proclamation de la république américaine, premier état postcolonial
du genre, inaugure l’ère des révolutions et l’avènement de la démocratie
comme modèle universel. Mais la jeune nation qui s’affranchit de
l’empire britannique en reste, à bien des égards, tributaire.
Paradoxalement, c’est en revendiquant le respect des libertés
fondamentales reconnues par la couronne britannique que les colonies
s’émancipent de la métropole. Par ailleurs, la révolution américaine, se
détournant de la tradition de la common law, impose le mérite individuel
comme modèle et, par extension, « le droit égal et imprescriptible à
vivre indépendamment de ses semblables » (Tocqueville, De la démocratie
en Amérique). Les Pères fondateurs comme Jefferson font reposer le bien
commun sur le droit de propriété. Or, Tocqueville dresse le constat de
l’exclusion des Indiens et des Noirs, privés de droits civiques et du
droit d’accession à la propriété privée.
Le continent américain, soi-disant vierge et paré de l’aura de la Terre
promise, a été conquis aux dépens des populations indigènes (« The land
was ours before we were the land’s », R. Frost). L’acquisition de la
Louisiane a ouvert la voie à l’expansion territoriale de la jeune
république américaine (« empire of liberty»), relayée aux XXème et
XXIème par l’impérialisme politique et économique des Etats-Unis ; la
manifest destiny s’est muée en managed destiny, selon la formule
d’Anders Stephanson. Ainsi, la proclamation d’un état-nation indépendant
a-t-elle préludé à la constitution d’une nouvelle puissance impériale.
Des écrivains engagés sur la scène contemporaine comme Thoreau ou Twain
ont dénoncé le détournement de l’héritage de 1776 et cette tradition
contestataire du protest persiste.
L’histoire postcoloniale est ainsi faite de rupture(s) et de
continuité(s). Longtemps, les Etats-Unis ont été associés à ce rêve de
régénération sans précédent, de recommencement absolu sans le poids du
passé. L’Amérique a transmis au monde entier l’héritage primordial de
l’absence d’héritage, pour en finir avec le carcan des traditions :
Hawthorne fait dire à Holgrave, porte-parole de la jeune génération dans
The House of the Seven Gables : « Shall we never, never get rid of the
Past ! it lies upon the Present like a giant’s dead body ! ». Henry
James, en revanche, déplore que le Nouveau Monde ne soit pas doté des
traditions séculaires de la vieille Europe.
L’afflux d’immigrés du monde entier, facteur constitutif de la nation («
a teeming Nation of nations », selon la formule de Walt Whitman) a
contribué à la reconnaissance de l’apport de chaque minorité à une
identité en devenir. Dès l’origine, les écrits des Européens sur le sol
américain rapportent leur expérience du Nouveau Monde. Cette tradition a
donné lieu à un immense corpus de récits autobiographiques qui
témoignent du processus d’acculturation visant à concilier l’héritage du
passé et l’adhésion aux valeurs nationales (Werner Sollors, Beyond
Ethnicity : Consent and Descent in American Culture). L’héritage
national est constitué par ces appartenances multiples qui se remarquent
dans les toponymes, dans les styles architecturaux empruntés aux
traditions les plus hétéroclites. Que la nation soit conçue comme un
creuset ou un patchwork, elle fait de la filiation une affiliation à des
valeurs fondamentales. C’est précisément au nom de l’égalité des droits
civiques que les communautés revendiquent, chacune pour leur compte, la
reconnaissance de leurs propres particularismes. L’héritage commun dont
tout citoyen se réclame ne cesse de se diffracter en une multitude
d’appartenances qui coexistent dans l’espace public (Native Americans,
African Americans, Latinos, Asians, etc.). Si Tocqueville redoutait
l’uniformisation des mœurs comme la rançon de la liberté et de
l’égalisation des conditions de vie, le modèle démocratique américain
produit au contraire le morcellement indéfini de l’héritage commun(selon
Marcel Gauchet). Dans une société régie par le pluralisme culturel,
l’identité tant collective qu’individuelle ne saurait être que composite
: chacun, en tant que hyphenated American, ne souscrit au credo national
que pour autant qu’il peut réclamer sa part d’héritage. D’un certain
point de vue, avec la révolution américaine, l’histoire a changé de
sens. L’héritage ne vient plus d’amont en aval, des ancêtres aux
descendants, suivant la tradition et la flèche du temps, mais circule en
sens contraire. L’héritage étant promis, jamais acquis, il vient de
l’avenir, il est à venir. Le patrimoine est désormais la propriété des
fils, libres de l’inventer sans le secours de la tradition ni
l’hypothèque qui pèse sur tout héritier. « Notre héritage n’est précédé
d’aucun testament » disait René Char. Ce qui est vrai de la poésie,
l’est également de la liberté souveraine de « tester », par soi-même et
pour soi-même, expérimentée par le modèle démocratique américain. Ce
n’est pas tout à fait par hasard si la patrie de la Déclaration
d’Indépendance et du Bill of Rights a été la matrice mondiale de la
révolution féministe, dès 1848 (Seneca Falls Convention).
L’héritage en question, on le pressent bien, est source de litiges, de
conflits d’intérêts. L’Etat qui réglemente les lois successorales
(estate laws) doit tout à la fois préserver la sacro-sainte propriété
privée et le patrimoine public. D’où l’encouragement fiscal à constituer
des fondations privées à caractère philanthropique, reconnues d’intérêt
public (Bill Gates, Warren Buffett). Par ailleurs, l’état fédéral
prescrit la sauvegarde du patrimoine naturel. Des parcs naturels comme
Yellowstone ou Yosemite témoignent du culte unanime voué par les
Américains à la wilderness ; rebaptisés national heritage parks, ces
sites sont également promus au rang de patrimoine mondial de l’humanité
(common heritage of mankind).
La littérature américaine, tel un palimpseste, consigne ces héritages à
la façon d’une chambre d’enregistrement. Hawthorne exhume le passé
colonial en marge de l’histoire officielle dans ses Tales and Sketches
et ses romances historiques. Qu’hérite-t-on au juste et de qui ? Telle
est la question posée dans The House of the Seven Gables, récit qui
tourne autour de la possession dans tous les sens du terme. C’est une
sombre histoire de captation d’héritage et d’envoûtement. La possession
court dans la famille, d’une branche à l’autre : possession matérielle
contre possession mentale et vice-versa. Dans une Amérique victorienne
obsédée par le patrimoine, Thoreau recommandait de renoncer à l’héritage
si accaparant pour en finir avec l’aliénation qui est le lot commun : «
I see young men, my townsmen, whose misfortune it is to have inherited
farms, houses, barns, cattle and farming tools ; for these are more
easily acquired than got rid of » (chapitre « Economy », Walden). Un
siècle plus tard, dans Go Down, Moses Faulkner retrace la saga de la
famille McCaslin; Ike scrutant les comptes, reconstitue la généalogie du
patrimoine paternel, met à nu l’atavisme du métissage et de l’inceste
dans sa famille et, ayant pris la mesure du poids du passé, il choisit
de se dépouiller à la fois du prestige et de l’héritage honni.
Ecrivains et photographes témoignent aussi des laissés pour compte du
rêve américain : «huddled masses », pauvres hères saisis sur le vif par
Lewis Hine, Jacob Riis, Dorothea Lange ou Walker Evans et décrits par
Dreiser, Steinbeck, James Agee et William T. Vollman. La littérature
américaine (Mencken et plus près de nous, Gaddis dans Carpenter’s
Gothic), se fait également l’écho des débats idéologiques qui font rage
aux Etats-Unis depuis le procès du singe au cours duquel s’affrontèrent
partisans du créationnisme et du darwinisme au sujet des théories de
l’hérédité. De façon plus générale, l’interrogation sur l’héritage à
léguer (allégué) de l’Amérique est au coeur du roman de Pynchon The
Crying of Lot 49. Toni Morrison, quant à elle, sonde les tréfonds de la
mémoire effacée autant qu’enfouie, de l’esclavage. Beloved se clôt sur
la formule ambiguë « This is not a story to pass on ». Les récits
autobiographiques sur les racines familiales, de John Edgar Wideman
(Fatheralong) à Barack Obama (Dreams from My Father, A Story of Race and
Inheritance) se rattachent plus ou moins à cette veine archéologique.
Autre héritage majeur des Etats-Unis en marge de la high culture, celui
de la popular culture. Des arts nouveaux plus ou moins autochtones (made
in the USA) aussi divers que la photographie, le cinéma hollywoodien, le
pop art, le land art ont intronisé le culte du quotidien qu’une
tradition philosophique allant du transcendantalisme aux héritiers du
pragmatisme (Dewey, la philosophie analytique) avait théorisé à sa
manière : les arts américains exaltent selon l’injonction d’Emerson «
the low, the common, the familiar ». Transmuer en œuvre d’art des objets
de consommation courante fabriqués en série, composer des nouvelles
comme Carver, à partir de bribes de vies banales participent du même
parti pris de l’héritage commun (au double sens de communal et de
commonplace), perçu à travers le prisme d’un regard à la fois dépaysant
et étrangement familier. Signe révélateur, la langue anglaise, réformée
par Noah Webster, persiste et s’impose comme de facto la langue
dominante ; de nos jours encore, l’un des dictionnaires de référence,
The American Heritage Dictionary of the English Language témoigne de
cette greffe langagière. Le pouvoir d’invention de la langue et du
renouvellement des formes, perceptible dans la poésie américaine depuis
Whitman et Dickinson, traduit la volonté de (se) créer à partir de rien.
Il serait illusoire de dresser l’inventaire exhaustif de la question.
Nous souhaitons que le congrès de l’AFEA donne lieu à des confrontations
interdisciplinaires et qu’il soit l’occasion de partager nos divers
héritages et acquis intellectuels.
Nous attendons avec impatience vos propositions de direction d’atelier
avec un titre (même provisoire) ainsi qu’un descriptif du thème choisi.
Vos propositions doivent nous être adressées conjointement d’ici le 29
septembre.
Ada Savin, Université de Versailles-Saint-Quentin
Michel Imbert, Université Paris VII