Jean-Pierre Martin repose désormais au cimetière d’Anville (Charente).
Jean-Pierre MARTIN (1932-2013)
Sans Jean-Pierre MARTIN, les études nord-américaines en France ne seraient pas tout à fait ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. Certes, quelques autres pionniers de sa trempe ont également œuvré puissamment pour la reconnaissance de l’histoire et de la civilisation des États-Unis dans nos universités, mais il fut parmi les anglicistes l’un des premiers à agir concrètement et efficacement en diverses instances pour imposer ce champ disciplinaire dans les départements d’études anglophones, longtemps dominés par la littérature britannique, et il fut peut-être le seul de sa génération à le choisir dans les années soixante pour sa thèse de doctorat d’État, somme consacrée à Roger Williams[1].
Pendant plus de trente ans d’une débordante activité scientifique, il n’allait guère être de pans de l’histoire des États-Unis, ni d’aspects de leur culture politique, qui échappât à l’érudition de l’éminent dix-septièmiste et dix-huitièmiste, spécialiste incontesté du puritanisme américain : époque coloniale, Indépendance, Pères fondateurs et Constitution, esclavage, Sud ante bellum et “reconstruit” (ou unreconstructed…), débats théologiques, théorisation raciale, églises, ethnicité, droit, politique, etc. Sa précieuse vue globale de l’histoire américaine, admirablement ancrée dans une multitude de lumineuses visions spécifiques, son esprit critique impitoyablement constructif, son ironie amicalement destructrice parce que toujours accompagnée d’un humour pacificateur, auront marqué quantité de thésards et de collègues au cours de sa longue carrière universitaire. Car la force de conviction de Jean-Pierre MARTIN était difficilement résistible, de même que le poids de ses arguments, immanquablement puisés aux meilleures sources. Et comme si cela ne suffisait pas, ce diable d’homme qui, dans tables rondes et discussions, avait souvent l’Histoire pour lui voulait, en fait, toujours avoir raison, bien qu’il sache à l’occasion — mais à regret, il faut bien l’admettre — rendre élégamment les armes ! Combien de pages de thèses auront été nécessaires à maints doctorants pour que le maître consente à nuancer telle opinion tranchée qu’il nourrissait à l’égard de telle ou telle question… Mais à peine suggérée une certaine propension au parti pris, il faut exonérer l’éternel débatteur de tout dogmatisme et de tout sectarisme : le respect de la démarche et des opinions d’autrui — pour peu qu’elles soient honnêtement documentées — n’était pas la moindre des qualités de ce grand américaniste.
Inlassable chasseur de poncifs et pourfendeur de mythes, il n’a eu de cesse de traquer le charlatanisme et l’approximation journalistiques ou universitaires en vigueur chez maints spécialistes auto-proclamés de la chose américaine en France, le plus souvent en proie au “complexe de Tocqueville” — cette “absolue nécessité” ressentie par “tout honnête homme”, “dès qu’il a foulé le sol américain”, “de donner du pays clefs définitives et formule ultime”[2]. Mais l’Amérique racontée par certains Américains ne le satisfaisait pas plus que telles versions hexagonales. On peut rappeler la réplique dévastatrice que s’attira voici presque trente ans tel auteur déjà très médiatique après avoir commis un petit condensé de “sornettes” sur la “révolution” reaganienne. Jean-Pierre MARTIN, ironisant sur “l’attente naïve, ou stupide, ou intéressée, du Messie américain”, concluait alors :
Deux passions complémentaires animent ceux qui s’assignent pour mission en France d’y montrer les États-Unis : celle de voir dans tout moment de l’histoire américaine une révolution, celle d’y discerner la fidélité quasi permanente à une tradition transcendante […]. Le soleil aujourd’hui, comme l’annonçait Malachie, se lève à l’Ouest, et il n’est de lumière qu’à son ombre.[3]
Il donnait là le ton et la clef de nombre de ses interventions orales ou écrites dans le débat scientifique. À commencer par l’historiographie du puritanisme américain, dont il déplorera souvent parmi les tendances celle (“la plus tenace, parce que la plus totalitaire”) consistant “à identifier, par une sorte de métonymie historique, Puritanisme et États-Unis”, “cet appel à une hypothétique psychologie nationale qui est la tarte à la crème, le gagne-pain et l’alibi des critiques, chroniqueurs, humoristes — et parfois, hélas, des universitaires”[4].
Percutants rappels de vérités historiques et rafraîchissantes — tout autant que réjouissantes — mises au point jalonnent les articles et ouvrages de Jean-Pierre MARTIN dans un style inimitable tout de sèche concision qui va droit à l’essentiel.
Quiconque voudra savourer un compendium du style, de l’humour et de la fulgurance de ses analyses pourra lire un petit joyau, La vertu par la loi : la Prohibition aux États-Unis, 1920-1933[5], joyeuse étude de cas par un homme qui n’était pas ennemi des libations, révélatrice des forces et des faiblesses de la République américaine, tout à la fois rappel de ses origines, de ses fondements, de ses dérives et de ses promesses. Une belle leçon d’américanisme, comme il en a tant donné. Tout comme ses proches et ses amis, l’Université est en deuil.
Serge RICARD
[1] Jean-Pierre Martin, “Philosophie et théologie chez Roger Williams (1603-1683)”, 3 vol., thèse d’État, Université de Paris IV, 1976.
[2] J.-P. Martin, “Le complexe de Tocqueville : une vision française contemporaine des États-Unis”, in Actes du GRENA, L’Amérique et l’Europe : réalités et représentations, vol. I (Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 1985), p. 177.
[3] Ibid., p. 184.
[4] J.-P. Martin, Le Puritanisme américain en Nouvelle-Angleterre (1620-1693) (Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 1989), p. 11.
[5] J.-P. Martin, La vertu par la loi : la Prohibition aux États-Unis, 1920-1933, 2e éd. (1993 ; Éditions universitaires de Dijon, 2003).