Cher.e.s collègues, cher.e.s membres de l’AFEA,
C’est avec une profonde émotion que j’apprends le décès de notre collègue Marianne Debouzy, survenu ce matin dans sa 92ème année.
Je n’ai pas eu le bonheur de bien la connaître, mais les quelques échanges que nous avons eus — notamment en marge du congrès de Nantes, où elle était invitée — m’ont laissé de magnifiques souvenirs. Historienne des Etats-Unis, Marianne Debouzy était spécialiste de la classe ouvrière; les nombreux travaux et ouvrages qu’elle a consacrés à cette question continuent de faire autorité: je pense en particulier à son magnifique livre sur Le Capitalisme sauvage aux Etats-Unis de 1860 à 1900, d’abord paru en 1972 et régulièrement réédité depuis. Dès la fin des années 1960 et jusqu’à son départ en retraite, Marianne Debouzy enseigna à l’Université Paris 8 (Vincennes, puis Saint-Denis) devant des générations d’étudiant.e.s qui eurent la chance immense de pouvoir apprécier son intelligence, son érudition, et aussi son humour allié à une infinie bienveillance. Marianne Debouzy fut également, pendant la guerre d’Algérie, l’un des premiers soutiens du comité Maurice-Audin, qui dénonçait les actes de torture commis par l’armée française; depuis 2006, elle était membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire. Chercheuse exceptionnelle, enseignante admirée, femme de courage et d’engagement, Marianne Debouzy laisse un vide immense, et son absence sera profondément regrettée.
Aucune information ne m’est encore parvenue concernant le lieu et la date de ses obsèques. Je vous les transmettrai bien sûr dès que j’en saurai davantage.
Au nom de l’AFEA tout entière, je tiens à exprimer aux proches de Marianne Debouzy mes très sincères condoléances, ainsi que mon entière solidarité dans ces moments si éprouvants.
Bien amicalement à tou.te.s
Mathieu Duplay
Il est des êtres dont, malgré la qualité de l’œuvre qu’ils laissent et la portée de leur enseignement, on ne se peut se résigner à la disparition : Marianne Debouzy faisait partie de ces figures exemplaires et tutélaires qu’on rencontre peu dans ses études et sa vie professionnelle, et dont on caresse l’espoir de pouvoir les croiser toujours. Malgré le poids des années et des épreuves, cette petite dame que j’avais un infini plaisir à revoir continuait à vibrer de vie, à redoubler de curiosité, à pétiller de malice, et à donner l’impression d’être indestructible, tant, indéfectiblement liée à la destinée de l’université française, elle demeurait présente – et active – dans la recherche historique sur les États-Unis et l’analyse des mouvements sociaux.
Pour moi qui ai eu le grand privilège de suivre le séminaire qu’elle animait avec son ancienne étudiante et consœur Catherine Collomp, elle incarnait au plus haut point la rigueur, l’esprit critique, et l’engagement au nom des valeurs universalistes, et de ce fait illustrait magistralement, avec un éclat rare, les qualités intellectuelles et humaines attendues d’un enseignant et d’un chercheur. Ses cours comme ses travaux témoignaient infailliblement d’un impressionnant travail de documentation préalable, d’un souci jaloux et méticuleux de l’établissement des faits, et du besoin impérieux qu’il y a à les mettre sans cesse et toujours sur le métier, c’est-à-dire systématiquement en question. Marianne Debouzy, c’était ainsi pour moi un regard vigilant, acéré, et sans concession, où brillaient aussi invariablement la causticité, l’humour et la bienveillance qu’une longue expérience des choses et des hommes peut donner. C’était également une voix chaleureuse, pénétrante et venue de loin, parfois gouailleuse et le plus souvent empreinte d’ironie, qui témoignait à la fois d’une intégrité absolue et de la très sincère, profonde et constante attention qu’elle prêtait aux êtres qu’elle côtoyait.
C’est en fait une très grande dame qui s’en va et dont, avec toutes celles et tous ceux qui l’ont aimée et admirée, je pleure la perte.
Adrien Lherm
Marianne Debouzy n’est plus. Nous avons du mal à y croire tant son énergie était grande. Je ne sais pas ce qu’auraient pu être nos carrières sans sa présence chaleureuse et stimulante.
Pionnière à bien des égards, elle avait fait partie d’une des premières cohortes de boursiers Fulbright dans les années 1950. Deux ans à Yale, elle noua nombre de contacts intellectuels et politiques. Au retour, elle soutenait une thèse, puis publiait un ouvrage, au titre révélateur de sa recherche, La Genèse de l’esprit de révolte dans le roman américain, 1875-1915 (1968). Quelques années plus tard, s’écartant de la littérature comme source, elle publiait un livre qui fit date sur Le capitalisme sauvage aux Etats-Unis, 1860-1900 (Le Seuil, 1972). Ce virage méthodologique lui valut un poste au Département d’histoire de l’Université de Vincennes, puis Saint-Denis (Paris VIII), où elle exerça jusqu’ en 1998. Au cours de ces années, ouvrant largement la voie des études de civilisation américaine vers l’histoire, elle a par ses travaux et sa personnalité, influencé une génération de chercheurs. Dans ces belles années de l’histoire sociale, elle nous entraînait ainsi dans le sillage des historiens américains et européens qui renouvelaient les perspectives : Herbert Gutman, David Brody, David Montgomery, Rudolf Vecoli, Nick Salvatore aux Etats-Unis, Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé en France, Dirk Hoerder en Allemagne, Nando Fasce, en Italie. Loin des stéréotypes politiques, l’accent était mis sur la formation de la classe ouvrière, sur l’ampleur et la violence ou la dureté des conflits sociaux dans le monde du travail américain du XIXeme au XXIeme siècles. Ses ouvrages, Travail et travailleurs aux Etats-Unis, La Découverte, 1984 ; Le monde du travail aux Etats-Unis, Les temps difficiles, 1980-2005, L’Harmattan, 2009, ont largement fait connaître ce point de vue.
Marianne savait aussi diversifier ses recherches. Il y a peu, elle faisait paraître un ouvrage sur La Désobéissance civile aux Etats-Unis et en France, P.U. Rennes, 2016. Plus récemment, elle s’inquiétait de « L ’endettement des étudiants aux Etats-Unis » (Le Mouvement social, oct-dec. 2018). Sans compter ses étonnements sur la popularité de la poupée Barbie ( au style hyper-kitsch) auprès de générations de petites filles, alors que leurs mères s’engageaient dans le mouvement féministe !
Faut-il le dire, ce travail intellectuel était adossé à un engagement politique jamais démenti : contre la torture en Algérie, contre la guerre du Vietnam, pour le progrès social en France, en Europe. Marianne était de tous les combats. Nous gardons aussi le souvenir d’une amie très chère et à l’écoute des autres, malgré les grandes tristesses qui ont marqué la fin de sa vie familiale, et adressons nos pensées les plus affectueuses à Louis son petit-fils.
Catherine Collomp, Donna Kesselman, Eveline Thévenard, Sylvia Ullmo.