Chères et chers collègues,
J’ai la profonde tristesse de vous faire part du décès de Sophie Body-Gendrot.
Ce soir, nombreux sont les ancien.ne.s collègues, ainsi que les ancien.ne.s étudiant.e.s de l’Université Paris-4 qui la pleurent.
Nous exprimons nos plus sincères condoléances à sa famille.
Olivier Frayssé, Professeur de civilisation américaine à Sorbonne-Université, qui fut longtemps son collègue, nous a fait parvenir le beau texte à sa mémoire que vous lirez ci-dessous.
Qu’il en soit chaleureusement remercié en notre nom collectif.
Amitiés,
Monica Michlin
Éloge d’Olivier Frayssé
C’est avec une grande tristesse que ceux qui l’ont connue ont appris le décès soudain de Sophie Body-Gendrot le 21 septembre 2018.
Le destin de l’Europe s’est-il joué à Verdun au cours de la grande boucherie de 1916 ? Beaucoup d’historiens le pensent. Ce qui est certain, c’est que c’est à Verdun, où elle et née en 1942 et a grandi jusqu’à l’âge de 17 ans que s’est jouée une bonne partie de son destin. Elle en a dit ceci :
“Impressions of death, motionlessness and frozen land under grey skies come to my mind whenever the name of Verdun is evoked. “What is it like to grow up in Verdun?” (…). The place is associated with a sense of being overwhelmed by a destiny marked by a colossal tragedy from which no one can recover.”
La recherche en lettres et sciences humaines est le fruit direct de la rencontre entre une subjectivité citoyenne et humaine avec des objets de recherche qui ne sont pas trouvés par hasard, un fruit longuement mûri par un travail scientifique qui est d’abord un travail sur soi. Née à l’ombre du fort de Douaumont, marquée par les inscriptions funéraires de fratries entières frappées à l’âge de 16, 17 ou 18 ans, Sophie Body-Gendrot retrouvera les thèmes de la jeunesse, de la violence, des injustices et de l’espoir dans ses recherches, ses enseignements, et son engagement citoyen.
Bine que surtout connue comme sociologue urbaine, elle est avant tout angliciste. Elle obtient sa licence en études anglaises à la Sorbonne en 1963, prend un poste de lectrice à Walsall, au cœur de l’Angleterre profonde, et soutient un mémoire sur John Donne sous la direction du Professeur Poirier en 1964. Après une pause dans ses études pour des raisons de santé elle prend un poste d’enseignement dans un établissement américain d’enseignement secondaire à Rome en 1965 et 1966. Découvrant alors le mouvement américain sur les droits civiques, elle a souhaité mieux comprendre ce sujet et, à son retour d’Italie, elle entre à l’Institut d’Études politiques de Paris dont elle sort diplômée en 1968.
Elle prend alors un poste d’attachée de direction dans un institut d’études d’opinion, la Cofremca. Puis, mariée et mère de jumelles, elle suit son époux à Orléans. Elle y donne des cours à l’Université d’Orléans avant de regagner Paris en 1975 où elle devient assistante du Directeur de Middlebury College à Paris. Elle s’inscrit en troisième cycle de l’Institut d’Études politiques.
Pendant huit étés, elle donne des cours à Middlebury College dans le Vermont. Elle met à profit ces séjours pour effectuer des enquêtes pour sa thèse de troisième cycle relative aux conflits scolaires à New York qu’elle soutient à l’Institut d’Études politiques en 1979.
Lauréate d’une Bourse Tocqueville (1980) puis bénéficiant du statut de Visiting Scholar à Columbia University (en relations internationales) et à New York University (en sociologie) (1981-1983), elle effectue alors des recherches et des entretiens à New York et à Oakland, Californie, en vue de sa thèse d’État, portant sur les conflits de pouvoir dans les villes américaines en crise, soutenue en 1984.
Grâce à cette double formation d’américaniste et de politiste, à son retour en France, elle dirige des séminaires à Paris X, à l’EHESS et l’IEP) tout en co-rédigant deux ouvrages, Les Noirs américains aujourd’hui (Armand Colin, 1984) et Les villes des États-Unis (Masson, 1987).
Elle est élue Professeur en civilisation américaine à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand en 1988, puis, après un séjour Fulbright aux États-Unis, à l’Université Sorbonne-Paris IV en 1991.
Invitée par le Département d’État états-unien, en tant qu’International Visitor, à sillonner le pays pour tenter de comprendre les divers modes d’insertion des immigrants, analysant les politiques locales et les dynamiques urbaines en particulier à Miami, à San Francisco et à New York elle relate cette expérience dans Les États-Unis et leurs immigrants (La Documentation française, 1991).
De 1991 à 1997, elle assume la vice-présidence de l’Association Française d’études américaines (AFEA) et assure avec Michel Granger la rédaction en chef de la Revue Française d’études américaines (RFEA).
En 1994, avec Jacques Carré, Professeur de civilisation britannique à l’UFR d’anglais de Paris-Sorbonne, elle créé le Centre d’études urbaines dans le Monde Anglophone (CEUMA), afin de faire connaître la recherche comparative et interdisciplinaire dans ce domaine aux étudiants avancés et aux jeunes chercheurs, organisant des journées d’études et des séminaires mensuels avec des chercheurs invités. L’intérêt de la problématique des études urbaines est d’ailleurs manifesté par la poursuite de cet objet dans l’équipe Histoire et Dynamique des Espaces Anglophones (HDEA) après sont départ.
Invitée par le centre d’études sur la violence à Sao Paulo au cours de l’été 1996, puis à New York University pendant un congé sabbatique d’un semestre l’année suivante, elle entame alors une seconde phase de sa recherche : elle s’interroge sur la singularité des réponses apportées aux violences et aux désordres dans les villes américaines et européennes et à leur expression dans les lieux urbains sensibles. C’est alors qu’elle publie notamment The Urban Moment, (Sage, 1999), The social control of cities (Blackwell, 2000), Minorities in European cities, (Macmillan, 2000), La ville et l’urbain, l’état des savoirs (La Découverte, 2000). Elle poursuit dans cette voie en publiant, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis : citons notamment, Sortir des quartiers. Pour en finir avec la tyrannie des territoires (Autrement, 2007), La peur détruira-t-elle la ville ? (Bourin, 2008), A City of One’s Own (codir.) (Ashgate, 2009), Globalization, Fear and Insecurity: the Challenges for Cities North and South, (Palgrave Macmillan, 2012).
Membre du réseau Professions banlieue depuis ses débuts, elle a longtemps siégé à la commission de déontologie de la sécurité. Elle est nommée chevalière dans l’Ordre de la Légion d’Honneur en 2012.
Retraitée en 2012, elle poursuit ses recherches, notamment dans le cadre du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CNRS-CESDIP-Ministère de la Justice), codirige la publication de The Routledge Handbook of European Criminology (Routledge, 2013)et fait paraître avec Catherine de Wenden l’ouvrage Policing the Inner city in France, Britain and the US (Palgrave, 2014).
Femme de caractère, d’une grande classe, elle fut une enseignante et directrice de recherche exigeante et attentionnée, une collègue attachante. Elle lègue aux générations futures une œuvre pionnière et un modèle de vie.