Chères et chers collègues,
Pour son numéro 16.1, à paraître en décembre 2024, la revue en ligne L’Atelier (https://ojs.parisnanterre.fr/index.php/latelier/index) lance un appel à contributions sur le thème « Variations pronominales ». Ce numéro sera coordonné par Sandrine Sorlin, que la revue accueille comme rédactrice invitée, et par Pascale Tollance.
Ce numéro de L’Atelier se propose d’examiner les enjeux – anciens et nouveaux – qu’induit le choix du pronom dans le récit et, plus largement, au sein de la création littéraire. Kafka, selon Maurice Blanchot, est un de ceux qui « nous apprend que raconter met en jeu le neutre », neutre porté par un « “il” incaractérisable », « une troisième personne qui n’est pas une troisième personne » ou encore un autre « qui n’est ni l’un ni l’autre ». En même temps qu’il suspend le rapport au référent, le récit instaure une indétermination qui concerne aussi bien la voix narrative que les sujets qu’il fait exister ; il ouvre un espace où la référence pronominale se voit livrée à une instabilité fondamentale. Le choix du pronom se dote d’un pouvoir proprement poétique à travers lequel peuvent s’explorer différentes postures subjectives et intersubjectives mais qui relève aussi de ce que Blanchot nomme « l’événement inéclairé de ce qui a lieu lorsqu’on raconte ».
On pourra s’intéresser à la dissociation entre forme pronominale et fonction pragmatique dans les récits jouant sur une ambiguïté référentielle : le même pronom peut renvoyer à deux entités distinctes ou inversement une même entité pourra se désigner par deux pronoms différents. A quoi ces glissements pronominaux œuvrent-ils ? A quelles fins la déconnection entre forme grammaticale et forme notionnelle peut-elle être exploitée ? La disjonction pronominale peut, sur un mode mimétique, se mettre au service d’un trouble ou d’une défaillance psychique, d’un traumatisme, d’une schize. Le passage de la première personne à la deuxième ou à la troisième personne peut dramatiser un sentiment d’étrangeté ou un phénomène de dissociation et perturber ce faisant les catégories narratives traditionnelles. Reste à envisager en quoi le choix de faire le récit à telle ou telle « personne » dépasse la question de la personne, de l’identité ou de l’identification, notamment dans les récits qui troublent ou mettent à mal l’illusion référentielle.
Si la fiction du XIXème siècle a accordé une prééminence à la voix narrative d’une instance omnisciente (qu’elle passe par le discours narrativisé ou le style indirect libre), celle-ci se voit détrônée au XXème siècle, notamment dans les récits au présent où la voix des personnages se trouve de moins en moins « absorbée » par une voix narrative surplombante (Marnette 2005) et où le récit est directement assumé par le personnage. Au XXIème siècle, la multiplication des récits à la deuxième personne ne marquerait-elle pas pour sa part un déplacement d’accent du personnage au lecteur/à la lectrice – sollicité.e et interpellé.e d’une façon tout à fait nouvelle ? Aux côtés d’un récit devenu orphelin ou semblant échapper au contrôle d’une origine unique et centralisatrice, force est de constater qu’on a pu assister à la réapparition d’une posture auctoriale interventionniste. Comment comprendre ce retour à une forme d’autorité ?
Comment lire plus largement l’émergence du tu/vous dans le récit par rapport à l’utilisation traditionnelle de la première ou de la troisième personne ? Et que dire du nous, du ils/elles, iels ou de toute forme tentant de neutraliser le binarisme de genre ? Le choix du pronom est à considérer aussi à la lumière d’exigences collectives, d’évolutions et de crises propres à une époque. Les pronoms sont des vecteurs idéologiques et politiques. Le développement tentaculaire des réseaux sociaux et de leur recours à un tu/vous qui peut donner l’impression de « connecter » les individus plus rapidement et plus facilement influence-t-il le récit de fiction ? L’utilisation du tu/vous ou du nous semble dans d’autres cas relever d’une exigence éthique, notamment dans le roman postcolonial ou dans les récits faisant entendre des voix minoritaires. Quel rôle joue le pronom face à un double impératif qui consiste à faire parler l’autre et, néanmoins, à ne pas parler à sa place ? Comment le pronom se trouve-t-il mobilisé pour toucher, interpeller ou réveiller de leur sommeil lecteurs et lectrices ?
On pourra s’attacher plus particulièrement aux formes plurielles du pronom. Il est à noter que nous n’est pas le pluriel de je de la même façon que ils ou elles sont le pluriel de il/elle. De quelle manière nous met-il en jeu le collectif ou le commun par opposition, ou au contraire en lien avec l’individuel ou le singulier ? Si l’utilisation du nous peut relever d’une tentative d’exclusion (un « nous » contre « eux »), on peut y voir à l’inverse un geste d’ouverture (Macé 2017), une hospitalité à l’autre ou une volonté de penser un « être singulier pluriel » (Nancy 1996). On pourra réfléchir au rôle de ce nous dans les récits qui, comme la fiction climatique, se mettent au service de la cause environnementale, qui pensent ou repensent l’Anthropocène : comment les entités non-humaines se désignent-elles dans ces textes ? Quel est le « potentiel environnemental » des récits qui recourent au tu ou au nous (James 2022) ? Les pronoms ont-ils le pouvoir de transformer le regard anthropocentrique (Caracciolo 2020) et de remettre en cause toute vision autonome et séparée de l’humain par rapport à son environnement ?
Les articles (30 000-55 000 caractères) pourront être rédigés en français ou en anglais.
Les propositions détaillées (300-500 mots) sont à envoyer à Sandrine Sorlin (sandrine.sorlin) et Pascale Tollance (pascale.tollance) pour le 15 janvier 2024.
Les articles sont attendus pour le 15 avril 2024.
Pour toute information concernant la revue et sa politique éditoriale, consulter le site:
http://ojs.parisnanterre.fr/index.php/latelier/index
Maurice Blanchot, « La voix narrative (le « il », le neutre) », L’Entretien infini, Paris : Gallimard, 1969.
Marco Caracciolo, “We narrative and the challenges of nonhuman collectives”, Style 54.1 (2020): 86-97.
Erin James, Narratives in the Anthropocene, Columbus: The Ohio State University Press, 2022.
Marielle Macé, « “Nouons-nous”. Autour d’un pronom politique », Critique 841-842 (2017/6) : 469-483.
Sophie Marnette, Speech and Thought Presentation in French: Concepts and Strategies, Amsterdam: Benjamins, 2005.
Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris : Galilée, 1996.
Sandrine Sorlin, The Stylistics of “You”. Second-Person Pronoun and Its Pragmatic Effects, Cambridge: Cambridge University Press, 2022.
ENGLISH VERSION
For its 16.1 issue, L’Atelier (https://ojs.parisnanterre.fr/index.php/latelier/index) invites contributions on the topic of « Pronominal variations ». The issue will be coordinated by Sandrine Sorlin, guest editor, and Pascale Tollance.
This issue proposes to examine the implications – old and new – conveyed by the choice of the pronoun in narratives and more generally in literature as a whole. According to Maurice Blanchot, Kafka is one of these writers that “show us that the act of storytelling involves the neutral”, a neutral which is the name for “a ‘he’ that resists characterization”, for “a third person who is not really a third person” or for another “who is neither one nor the other”. At the same time as the narrative suspends the relation to the referent, it establishes an indeterminacy that concerns the narrative voice as much as the subjects which it brings into existence, opening out a space where the pronominal reference is exposed to a fundamental instability. The choice of the pronoun takes on a poetic power conducive to the exploration of different subjective and intersubjective positions but that also pertains to what Blanchot calls “the unenlightened event that takes place when one tells a story”.
Disconnection between pronominal form and pragmatic function can be exploited in fiction playing on referential ambiguity: for instance, the same pronoun can refer to two separate entities or conversely two pronouns can refer to the same entity. What do pronominal shifts perform? What is the purpose of such potential exploitation of mismatches between grammatical and notional forms? Pronominal disconnection may contribute to mirror mental instability or mental collapse, a traumatic event, a split in perception. The shift from first to second or third person can dramatize a sense of alienation or a form of dissociation which disrupts traditional narrative categories. But one also needs to consider how the choice to tell a story in the first, second or third “person” may take us beyond questions about person, identity or identification – especially in narratives that upset or undermine referential illusion.
If 19th-century fiction gives precedence to the ubiquitous voice of an omniscient narrator (whether it resorts to narrativization or free indirect speech), this domination gets challenged in the 20th century, especially in narratives written in the present tense where the characters’ voices is less and less “absorbed” (Marnette 2005) by a sovereign narrator and where characters are directly in charge of the narrative? In the 21st century, could we say that the multiplication of narratives in the second person marks a dominance shift from character to reader, a reader whose response and participation is prompted in unprecedented ways? Alongside the upsurge of narratives that may seem orphaned or escape the control of a single central origin, one has also witnessed the reappearance of an authorial voice under the form of an interventionist mode of address to the reader. How can the return to such a form of authority be understood?
More generally, how can we read the emergence of you narratives compared to traditional third or first person narratives? And what can be said of other odd-pronominal narratives written with we, they or even invented pronouns that aim at neutralizing gender binarism? The use of the pronoun is also to be considered in the light of collective practices, of evolutions and crises that characterize a particular era. Pronouns are political and ideological vectors. Does the tentacular development of social networks influence fiction – with its use of a you that may give the impression of connecting people more easily and rapidly? The use of you or we seem in some cases to come as a response to an ethical imperative, especially in the postcolonial novel or in narratives that offer a space for the voices of minorities. What role can the pronoun come to play when faced with the need to allow the other to speak without speaking in his or her place. How is the pronoun used when it comes to touching, engaging, awakening, or shaking the reader?
One may want to pay particular attention to the plural forms of the pronoun. One should bear in mind that the pronoun we is not a plural I in the same way they is the plural of the third-person singular. In what way does the pronoun we involve a collective or common perspective which may (or may not) be opposed to the individual or the singular? If the use of we can betray an attempt to exclude (in a “us” versus “them” opposition), one can see in it a form of hospitality, an attempt to open oneself to the other (Macé 2017) or a desire to think a “singular plural being” (Nancy 1996). The role of we can also be examined in narratives such as climate fictions which are at the service of the environmental cause and think or rethink the Anthropocene: how do non-human entities designate themselves in these texts? What is the “environmental potential” of we and you narratives (James 2022)? Can pronouns be used to transcend anthropocentric attention (Caracciolo 2020) and disrupt traditional ways of seeing the human as autonomous and separate from the non-human environment?
The articles (30 000-55 000 characters) can be written in French or in English.
Proposals (300-500 word abstracts) will be sent to Sandrine Sorlin (sandrine.sorlin) and Pascale Tollance (pascale.tollance) before Januray 15, 2024.
The articles are expected by April 15, 2024.
For any further information on the journal and its editorial policy you can check our website:
http://ojs.parisnanterre.fr/index.php/latelier/index
Maurice Blanchot, « La voix narrative (le « il », le neutre) », L’Entretien infini, Paris : Gallimard, 1969.
Marco Caracciolo, “We narrative and the challenges of nonhuman collectives”, Style 54.1 (2020): 86-97.
Erin James, Narratives in the Anthropocene, Columbus: The Ohio State University Press, 2022.
Marielle Macé, « “Nouons-nous”. Autour d’un pronom politique », Critique 841-842 (2017/6) : 469-483.
Sophie Marnette, Speech and Thought Presentation in French: Concepts and Strategies, Amsterdam: Benjamins, 2005.
Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris : Galilée, 1996.
Sandrine Sorlin, The Stylistics of “You”. Second-Person Pronoun and Its Pragmatic Effects, Cambridge: Cambridge University Press, 2022.