Cette journée d’étude vise à réunir les chercheurs et chercheuses de tout horizon travaillant sur les productions des missionnaires chrétiens forgées entre 1830 et 1970 dans les contextes coloniaux et post-coloniaux. Dans une approche d’anthropologie historique, nous souhaitons porter une attention particulière aux sources produites par les missionnaires (lettres, rapports, annales, documents iconographiques, photographies, écrits destinés à être publiés, témoignages oraux etc.) en les approchant comme des données empiriques, porteuses à la fois d’un discours émique et de contextes intellectuels historiques. Les années 1830, avec la relance des missions tant catholiques (sous l’élan du Pape Grégoire XVI) que protestantes (avec l’essor de l’Empire britannique), donnent à réfléchir sur les nouvelles impulsions religieuses et sur la transformation du regard porté sur l’altérité en terres lointaines. Ce renouvellement, se prolongeant jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, illustre des formes de ruptures et de continuités relatives aux enjeux de contacts interculturels dans ces contextes politiques, sociaux, et religieux. Alors que les processus décoloniaux s’amorcent dans les années 1950/1960, on assiste en outre à la manifestation des appropriations autochtones des messages chrétiens dans l’émergence de nouvelles formes de religiosité. Ce cadre chronologique permettra ainsi d’embrasser l’élan des missions d’évangélisation chrétienne propre au XIXe siècle, mais aussi leurs prolongements œcuméniques et post-coloniaux, dont la revalorisation des cultures autochtones qui se donne à voir sur la scène publique dans la seconde moitié du XXe siècle.
En favorisant la comparaison entre les différentes aires géographiques et dénominationnelles, cette journée d’étude ambitionne de poser un regard nouveau sur les productions missionnaires mettant en scène l’altérité et les stratégies mises en œuvre pour l’évangélisation des populations locales. Ces productions seront pensées (et analysées) comme des objets ethnographiques à part entière. Plusieurs études ont été consacrées à la figure du « missionnaire-ethnographe », à l’ethnographie en situations missionnaires ou encore à l’intime proximité entre l’anthropologie et la missiologie dans leurs constructions disciplinaires (p. ex. Servais et Spijker 2004 ; Laugrand et Servais 2012 ; Ciarcia et Mary 2019). Mais cette journée souhaite porter une attention particulière sur les productions de ces hommes et femmes missionnaires pour ce qu’elles disent de leurs perceptions des mondes autochtones et de quelles façons ces regards portés sur l’altérité influent, plus ou moins implicitement, sur les stratégies d’évangélisation.
Tout en replaçant ces productions dans leurs contextes intellectuels propres, la notion « d’ethnographe de circonstance », empruntée à J. Michaud (2007), permet de montrer comment les missionnaires catholiques se prêtent à l’exercice de l’observation participante et parviennent à saisir les spécificités religieuses et sociales des populations locales. Leurs lettres deviennent des espaces d’expression et d’existence d’une perception du monde duelle, qui prend une dimension stratégique dans le cadre de l’évangélisation des populations « sauvages ». Ces populations sont, dans les récits missionnaires, des figures rhétoriques justifiant l’entreprise d’évangélisation et mettant en lumière la pluralité des stratégies mises en œuvre. Mais l’expérience des missionnaires catholiques n’est en rien anecdotique, comme le montre le nombre de travaux anthropologiques sur le rôle des missionnaires chrétiens (orthodoxes, protestants et catholiques) dans la connaissance des populations autochtones dans le monde. En Sibérie, à l’image du père Irinarkh Chemanovski de la mission d’Obdorsk (Sibérie occidentale) en 1903, les prêtres orthodoxes partent à la rencontre de populations aux pratiques rituelles variées. En Mandchourie, les longues descriptions de plusieurs pages de séances chamaniques suivies d’informations précises sur les modes de vie des habitants toungouses de cette région, fournies par les pères catholiques, fourmillent de détails ethnographiques qui montrent bien que les pères étudient ces populations : ils observent et notent rigoureusement à la manière des ethnographes de la même époque. Cette proximité méthodologique entre les missionnaires et les ethnographes est particulièrement visible sur d’autres terrains : Maurice Leenhardt, missionnaire de la Société des missions Évangéliques de Paris en Nouvelle-Calédonie, succède en 1942 à Marcel Mauss à l’EPHE à la chaire des « Religions des peuples non civilisés » ; Émile Petitot, oblat de Marie Immaculée, personnage complexe et controversé, missionnaire auprès des populations Dénésulines et Inuit du Canada, « s ’ensauvageant » auprès d’eux dans les Territoires du Nord-Ouest, écrit de nombreux dictionnaires et plusieurs monographies dans lesquelles il retranscrit, entre autres, de nombreux mythes autochtones (Déléage 2017) ; Paul Vial, prêtre envoyé par les Missions Étrangères de Paris dans le Sud-Ouest de la Chine, s’attache aux populations autochtones dans un certain idéal romantique, adapte ses stratégies de mission aux coutumes locales et de ce fait, les observe, les note et les transmet (Névot 2010). Sans oublier les missions Jésuites en Nouvelle-France (1634-1760), ni les missions évangéliques britanniques dans le Pacifique qui ont accompagné l’exploration de cette région – les exemples ne manquent pas.
L’enjeu de cette « ethnographie missionnaire coloniale » (Michaud 2007, 6) permet de comprendre l’application pragmatique des connaissances recueillies sur le terrain en vue de la conversion des populations. Selon les époques et les lieux, les missions ont avant tout été influencées par la perception du missionnaire du système de pensée autochtone. Selon les missionnaires, les populations locales sont classées sur une échelle qui oscille entre le « bon » et le « mauvais » Sauvage, dont la place sur cette graduation dépend généralement de sa réaction (ou soumission) aux idées du missionnaire. Cette position et cette perception de l’Autre peuvent évoluer dans une temporalité plus ou moins conséquente, à l’échelle d’une vie de missionnaire ou bien d’une tradition missionnaire au sein d’un même territoire. À partir de cas d’études des récits et d’objets produits par les missionnaires, ce questionnement souhaite ouvrir autant que possible le champ de la comparaison à divers contextes géographiques (Amériques, Afrique, Asie, Océanie) et dénominationnels (Catholicismes, Protestantismes et Orthodoxies). Par cette mise en comparaison d’aires culturelles et religieuses, il s’agira d’établir les convergences et les points communs pour tenter de comprendre les mécanismes qui sous-tendent les perceptions missionnaires des populations autochtones, et au travers celles-ci, les diverses stratégies employées dans les missions.
De façon non limitative, les interventions pourront s’inscrire dans les axes de recherche suivants :
– Étude de cas relative aux descriptions des pratiques autochtones et des contacts entre spécialistes religieux dans les écrits missionnaires. Une attention pourra être portée à la méthodologie du recueil de données.
– Inscription du récit missionnaire dans les contextes intellectuels et géopolitiques en place. Des interrogations pourront être posées sur le lien entre missionnaires et pouvoirs locaux, pouvoirs coloniaux et/ou autres mouvements chrétiens. On pourra également appréhender de quelles façons les descriptions de pratiques locales viennent alimenter, critiquer, ou dénoncer l’entreprise évangélisatrice ou coloniale.
– Étude de cas relative aux stratégies d’évangélisation adoptées par les missionnaires. Une attention pourra être portée aux supports et aux discours du missionnaire, mais aussi aux réponses autochtones.
– Analyse des points de vue autochtones sur cette présence missionnaire tels qu’ils se lisent au travers des productions missionnaires.
Informations pratiques
Cet appel est ouvert à l’ensemble des disciplines rattachées aux arts, lettres, langues et sciences humaines et sociales.
La journée d’étude se déroulera le 3 novembre 2022, au Campus Condorcet, de préférence en format hybride.
Les propositions de communication devront comporter le titre de la communication, le statut et l’institution de rattachement de la/du communicant.e, une adresse email, ainsi qu’un résumé exposant la question traitée et les matériaux utilisés (500 mots maximum).
Les propositions devront être accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique.
Elles sont à envoyer avant le 31 mai 2022, par courriel à l’adresse suivante : missionnaires.alterites
Les intervenants seront notifiés de la décision avant le 30 juin 2022.
Cette journée est organisée avec le soutien du GSRL, de l’IRFA et de la SEMS.
Comité scientifique
Anne Dalles Maréchal, Docteure associée au GSRL
Marion Robinaud, Chercheure post-doctorante, membre associée au LabEx HASTEC
Indications bibliographiques
Ciarcia, Gaetano, et André Mary, éd. 2019. « Ethnologie en situation missionnaire » Les Carnets de Bérose 12. Paris : Bérose. En ligne https://www.berose.fr/article1810.html.
Déléage, Pierre. 2017. La folie arctique. Bruxelles : Zones sensibles.
Ji, Li, 2022. Missions Étrangères de Paris (MEP) and China from the Seventeenth Century to the Present, Leiden et Boston: Brill, Studies in the History of Christianity in East Asia 6.
Laugrand, Frédéric, et Olivier Servais, éd. 2012. Du missionnaire à l’anthropologue : enquête sur une longue tradition en compagnie de Mike Singleton. Paris : Karthala.
Michaud, Jean, 2007. « Incidental Ethnographers » : French Catholic Missions on the Tonkin-Yunnan Frontier, 1880-1930. Leiden et Boston: Brill, Studies in Christian Mission 33
Névot, Aurélie. 2010. « Paul Vial (1855-1917) – les “Père des Esprits”. L’inculturation d’un prêtre catholique en Chine. » In P. Servais (ed.) Christianisme et Orient, XVIIe-XXIe siècles, Louvain-La-Neuve : Bruylant-Academia, pp. 153‑75.
Servais, Olivier, et Gérard Van’t Spijker, éd. 2004. Anthropologie et missiologie : XIXe-XXe siècles : entre connivence et rivalité. Paris : Karthala.
Van der Geest, Sjaak. 1990 « Anthropologists and Missionaries: Brothers Under the Skin”, Man, Vol. 25, No. 4, pp. 588-601
Source: Anne Dalles Maréchal